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Revenir au paysage

Texte d'Alexandre Chollier à propos de Paysage augmenté, récit graphique de Mathilde Roux et Virginie Gautier édité chez publie.net. 

Si l’on veut renouveler sa vision des choses,

il est bon de revenir au paysage, où tout a commencé.

                                                            Kenneth White

Ce petit livre ressemble à s’y méprendre au territoire qu’il dessine et désigne dans le même temps. Mais autant le dire tout de suite, il n’est pas aisé de déterminer précisément, coordonnées à l’appui, les contours de ce dernier. Peu importe le nombre de mesures, prélèvements, relevés ou sondages, que ceux-ci soient effectués, imaginés ou encore rêvés, ce territoire-ci résiste et tourne en ridicule toute volonté de le saisir ou de l’enclore. Qu’il soit sans cesse arpenté n’y change goutte : il est comme inentamé et le demeure quoi qu’il nous en coûte.

Devant un territoire qui se méfie et se défie des bornes, en face d’un territoire qui s’illimite dans toutes les directions à la fois, que faire sinon trouver sa place et fixer un « point de départ » qui soit davantage qu’un point de vue ? Que faire sinon partir ensuite à sa rencontre et – par là – se rencontrer soi-même ?

 

Un « point de départ » est un drôle de point. Dans une géographie et une géométrie dites sensibles, un point de départ se rapproche de ce que certains nomment avec raison un « point de vie », ou d’autres encore un « point de station » : lieu de rencontre entre une multitude de mouvements, inscription dans un tout où le singulier dialogue à bâtons rompus avec le pluriel sur le mode de la proximité ou celui de la distance ; ici du reflet, là de la sensation. 

Un point de départ est rare. Il faut le chercher, et quand on l’a trouvé, le travailler. Alors seulement peut-il se tourner « point d’appui » et devenir repère sur lequel s’adosser, carte avec laquelle avancer, paysage dans lequel s’immerger, monde grâce auquel s’ouvrir et demeurer, observer et s’observer.

 

Le travail de Mathilde Roux et Virginie Gautier est un départ en forme d’écart. Écart tout d’abord avec la cartographie conventionnelle. Tournant les pages de ce livre, on ne peut qu’être frappés par les échos multiples d’une littérature qui a rompu les amarres avec les rivages d’un monde trop connu, trop cartographié : René Daumal et Alain Damasio sont là à n’en pas douter, comme en embuscade. Il y a en effet dans ces lignes tracées et ces cartes façon commune avec la géographie paradoxale du Mont analogue, avec celle, antipodique cette fois, de La Horde du contrevent. Sans compter qu’un Henry David Thoreau doit sans doute arpenter des grèves voisines.

Écart ensuite avec la cartographie qui nous est soi-disant promise, numérique, « smart » au dire de certains, capable de cartographier les déplacements de chacune et chacun en « temps réel » ; temps qui n’a rien d’humain, temps qui file aux deux-tiers de la vitesse de la lumière, se défile, pour ne plus parler qu’aux machines et aux algorithmes. 

Avec Mathilde Roux et Virginie Gautier, le paysage – physique ou de l’esprit – n’est pas augmenté au sens où l’expression « Réalité augmentée » le suggère. Rien ne s’ajoute, rien ne vient faire écran. Dans le livre Un monde à part, alors qu’il se retourne sur l’aphorisme d’Alfred Korzybski – « la carte n’est pas le territoire » –, Kenneth White pointe précisément les coordonnées de ce type d’expérience, d’expérimentation. Après avoir rappelé que « nos systèmes de représentations sont partiels, et bien inadéquats au réel », il ne manque de souligner l’importance « d’amplifier, d’approfondir, de densifier notre expérience du réel, tout en essayant de parvenir à une représentation plus complète ».

Amplifier, approfondir, densifier, tous mots rendant précisément compte de cette cartographie fluctuante, en actes, nouée à l’existence, se complétant à son contact.

Frayant cette piste, les autrices-cartographes se font ici exploratrices-aventurières. Une exploration-aventure jamais très loin de se métamorphoser en navigation, vent portant ou vent contraire. 

Plutôt que de forcer le réel à coup d’abstractions, elles décident d’accorder et régler leurs mouvements propres sur les siens. Oui elles tracent et tirent des traits pour demeurer au plus près de ce qui vit et vibre, comme d’autres tirent des bords au plus près du vent, à l’estime, pour capturer ou déjouer sa force. Ce faisant, elles ne peuvent manquer de s’accorder avec « l’indescriptible, le texte de la nature ». Trouvant l’accord juste, il se peut alors qu’elles tentent de l’exprimer en le cartographiant, profitant de l’occasion pour renouveler la science de l’observation et l’ancrer dans l’expérience même du réel.

 

« On me dit qu’il y a des gens qui ne s’intéressent pas aux cartes, j’ai peine à le croire. » Je fais mienne sur le champ l’incrédulité de Robert Louis Stevenson. En effet, j’ai peine à croire qu’on puisse ne pas s’intéresser aux cartes ; peine à croire que leur beauté passe inaperçue, que leur manière de figurer le monde n’imprime pas profondément sa marque en nous, aussi fugace soit-elle. Mais pour cela force m’est aussi de reconnaître que chaque carte demeure nécessairement incomplète, et que ses attributs (titre, échelle, légende) ne sont que conventions. 

Ceci dit, revenir au paysage, l’augmenter par notre présence et viser dans le même temps à une représentation plus complète, c’est un peu ôter à la carte son titre, sa légende et son échelle. C’est la laisser vivre devant nous et avec nous. C’est reconnaître que face à elle, il n’est peut-être pas d’autre choix que de s’y projeter.

La projection, d’artifice tant prisé par les cartographes – parce que leur permettant de ramener le globe sur un plan – redevient ici ce qu’elle a toujours été : une action déterminante.

 

Nul doute qu’il faille le temps venu observer, explorer puis cartographier une ville, un rivage ou une étendue maritime. A la lecture de Paysage augmenté, ce que l’on comprend c’est qu’à l’occasion, que ce soit dans une ville, le long d’une côte ou sur mer, on puisse tomber sur une carte déjà dessinée. Non pas la carte à l’échelle 1/1 imaginée par Jorge Luis Borges venant se plaquer à la surface de ceux-ci et les gommer, mais les dessins et contours respectifs de cette ville, de ce rivage ou de cette étendue maritime ; bref leurs physionomies, à jamais singulières, leurs géographies, à jamais communes. 

 

Prenons-le pour dit, quand nous nous projetons dans le monde tout peut faire trace et carte. Partant de là, tout peut renouveler la vision. Le reconnaître est déjà une forme de reconnaissance.

Il est temps de revenir au paysage.

 

Texte figurant en postface de Paysage augmenté, paru en novembre 2019 aux éditions publie.net.

Alexandre Chollier est écrivain et géographe.

Virginie Gautier est écrivain, plasticienne et enseignante-chercheuse. 

----- Voir l'ouvrage sur le site de l'éditeur.

 

 

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